« L’évangélisation ne se sépare pas de la
colonisation. Pour différentes l’une et de l’autre qu’elles soient,
elles ne s’opposent pas, elles s’accordent même sur la tâche de
redressement de l’homme arriéré et déchu.
L’évangélisation et la colonisation ne se distinguent que comme deux faces d’une même pièce de monnaie »
[1].
Ces mots sévères du bouillonnant camerounais Fabien Eboussi Boulaga me
sont venus à l’esprit en lisant l’interview d’un célèbre écrivain
sénégalais Boubacar Boris Diop.
Au fait, dans cet interview qu’il accorde au Journal
Jeune afrique n°2777
(30 mars-05 avril 2014) et où il évoque son propre cheminement dans la
compréhension du triste événement du génocide rwandais de 1994, dont
nous célébrons le 20
e anniversaire cette année, Boubacar, l’auteur de
Murambi, le livre des ossements (Stock, 1999) évoque le rôle joué par l’Eglise catholique dans l’histoire du Rwanda en ces termes
:
« A l’époque coloniale, l’Eglise catholique a décrété que tout ce qui
n’était pas authentiquement chrétien au Rwanda-donc tout ce qui était
rwandais- relevait du paganisme et conduisait à l’enfer. Avec
l’avènement du catholicisme, les rwandais ont perdu leur âme, ce qui
peut expliquer en partie la cruauté à l’œuvre en 1994 ».
Il s’agit ici d’un procès sans merci intenté à l’œuvre de
l’évangélisation au Rwanda. Mon propos n’est pas de discuter le rôle
joué par l’Eglise catholique dans l’histoire du Rwanda et encore moins
dans celle du triste événement du Génocide de 94, dont le genre humain
aura pour toujours honte tellement ce qui s’y est passé était
dramatique ; et dans la suite, ce qui s’est produit et continue encore
aujourd’hui en RDC ; étant donné que les deux drames ne peuvent être
séparés. Je questionne plutôt cette thèse qu’on trouve souvent dans des
livres savants et qui allie aisément :
méfaits de la colonisation et évangélisation en Afrique noire.
Cette thèse n’est pas récente. Elle traverse une bonne partie de la
littérature négro-africaine. Le célèbre roman du camerounais Mongo
Beti:
Le pauvre Christ de Bomba, en est le symbole le plus
illustre. Cette thèse qui a fait son chemin et qui ne cesse de mettre
dans le même panier les cruautés inadmissibles de la colonisation et
l’œuvre d’annonce de l’Evangile- certainement moins parfaite- en terre
africaine, atteste, sans distinction, que l’Afrique noire a été ruinée
économiquement, spirituellement et culturellement à la fois par la
colonisation et l’évangélisation. Pour ses défenseurs, repris ici par
Boubacar, les serviteurs de César et ceux de Dieu ne servaient que la
même cause : l’intérêt de leurs nations et l’appauvrissement des peuples
négro-africains. Cette coalition honteuse entre colons et
missionnaires, jetterait donc un discrédit perpétuel sur l’œuvre de
l’évangélisation ; et que donc, l’indépendance politique de peuples
jadis colonisés, pour être complète, devrait aller de pair avec un
rejet sans complaisance du christianisme entendu comme religion du
couple colon-missionnaire. On ne peut pas s’étonner qu’un tel discours
vivre facilement à l’anticléricalisme et en un combat déguisé contre le
christianisme.
Que l’histoire de l’évangélisation soit liée à l’histoire de la
colonisation, cela est un fait évident. Aux premières heures de
l’évangélisation de l’Afrique, dans plusieurs pays, l’administrateur
colon et le missionnaire provenaient du même pays. C’est le cas de la
RDC -et d’autres Etats d’Afrique-où l’on trouvait les colons et les
pères blancs, jésuites, Scheutistes…tous belges. Cette coïncidence
historique a certainement causé du tord à l’œuvre de l’évangélisation,
mais cela n’implique pas objectivement de mettre indistinctement dans le
même panier le colon belge et le missionnaire belge, par exemple. S’il y
a eu collaboration entre colons et missionnaires de la même nation, il y
a eu aussi divergences. Les spécialistes de l’histoire de la
colonisation peuvent et doivent éluder cette tension.
De surcroit, une clarification des complicités des évangélisateurs
et des colonisateurs doit aller plus loin en désignant aussi les
complicités passives et actives de peuples jadis colonisés. Après plus
de cinquante ans de ce qu’on a appelé : avènement des indépendances
politiques africaines, suivi par l’auto-colonisation entre frères et
sœurs africains, comme en témoigne la longévité des régimes africains
issus du « parti unique », une lecture passionnée, avec quelque peu de
ressentiment, devrait aujourd’hui céder place à une lecture critique de
l’histoire de la colonisation et de l’évangélisation.
Une telle lecture ne se cantonnerait plus sur la culpabilisation des
uns et des autres, mais viserait à aider tous les peuples, colonisateurs
et colonisés d’hier et d’aujourd’hui, à tirer des leçons des erreurs du
passé et s’armer pour combattre un ennemi devenu commun. Ici, les mots
du célèbre romancier Cheik Hamidou Kane, dans
Aventure ambiguë, retrouvent leur force de proposition : «
Nous
(Africains et non-Africains) n’avons pas eu le même passé, mais nous
aurons le même avenir, rigoureusement. L’ère des destinées singulières
est révolue».
Une telle approche semble aujourd’hui cruciale étant donné que la
colonisation a pris des formes et des allures qui n’épargnent plus
personne. Il suffit de penser aux nouvelles formes de domination et de
paupérisation de masses planétaires qu’occasionne le capitalisme
néolibéral sauvage. Certes, dans le système international de l’économie
du libre-marché, l’Afrique noire reste aujourd’hui le parent pauvre et
le continent le plus marginalisé, par les puissantes multinationales et
bien sûr avec la complicité de dirigeants africains dont certains ont
d’ailleurs largement dépassé l’âge de la retraite.
Même vu sous cet angle, on ne peut pas, de nos jours, ignorer la
souffrance que ce même système économique vorace cause dans les pays qui
l’ont vu naître. Nous sommes à une époque où le nègre colonisé,
exploité et exploitable n’est plus seulement le négro-africain. Ce sont
aussi les prolétaires chinois, américains, français, Grecs, Espagnols,
Italiens…, tous ayant pour colonisateurs et exploiteurs communs les
capitalistes néolibéraux sans foi ni loi. C’est pour dire que le bateau
moderne dit « négrier » est devenu plus que multicolore. Achille Mbembe,
dans son récent livre :
Critique de la Raison nègre, Paris,
Broché, 2013, a suffisamment mis en lumière cette figure moderne
d’esclavage capitaliste planétaire. Les savants qui ne ratent aucune
occasion pour tirer sur le christianisme devraient nous aider, comme l’a
fait A. Mbembe, à saisir les stratégies de ce « colon contemporain »
qui n’épargne personne afin de le vaincre.
Désigner les seules atrocités de la colonisation d’hier et
d’aujourd’hui dans l’histoire africaine, comme nous venons de le faire
brièvement, ne signifie en rien dédouaner les évangélisateurs de leurs
péchés en actes et par omission dans cette histoire. L’évangélisation
fut, toute à la fois, œuvre humaine et divine ; pour dire une histoire
de péché et de grâce. En ce sens, c’est la parabole de l’ivraie et du
bon grain (Mt 13, 24-30) qui, croyons-nous, donne une compréhension
équilibrée de l’histoire de l’évangélisation dans son lien à la
colonisation ; cette histoire ne pouvant être correctement lue et
interprétée que dans les cimetières africains où sont enterrés certains
missionnaires.
L’énoncé ci-haut est à titre programmatique. Il mérite d’être
explicité pour nommer l’ivraie de jadis et d’aujourd’hui dans le
binôme : évangélisation- colonisation. Il s’agirait aussi et surtout de
dire ce que fut le bon grain dans l’œuvre évangélisatrice afin de le
fructifier ; dans un contexte où l’évangélisation de l’Afrique est en
train de passer décidément de pères fondateurs aux héritiers. (Cf.
Jean-Marc Ela et René Luneau,
Voici le temps des héritiers : Eglises d’Afrique et voies nouvelles, Paris, Karthala, 1982.)
[1] EBOUSSI BOULA F.,
Christianisme sans fétiche. Révélation et domination, Paris, Présence africaine, 1981, p. 27.