12 février 1979 - N’Djaména, la capitale tchadienne. Dans la matinée des coups de feu se font entendre au Lycée Félix Eboué. Puis des bruits de roquettes et des coups de canon prennent, comme en écho, le relais. Des hélicoptères pilonnent le domicile du premier ministre, M. Hissein Habré. Une guerre venait d'éclater entre ses forces – Forces Armées du Nord (FAN), rebelles nouvellement ralliés – et celles du chef de l’Etat le général Félix Malloum, les Forces Armées Tchadienne (FAT), pourtant jusque là une armée nationale. Le N’Djaménois lambda n’en revient pas. Ainsi donc ses dirigeants ont osé franchir le Rubicon! Ils ont osé transformer la capitale tchadienne en champ de bataille!
Il est vrai que la tension était palpable au sommet de l’Etat depuis que M. Hissein Habré avait prononcé, le 25 septembre 1978, le fameux « discours du balai », discours qui promettait d’assainir l’administration corrompue du Tchad. Il annonçait et promettait un Tchad nouveau, un Tchad exempt des querelles du passé, des querelles qui, depuis la dictature du premier président François Tombalbaye, avait provoquées une instabilité politique, militaire, sociale et économique et avait fait de la nation tchadienne un mythe. Le discours en lui-même était irréprochable. Mais lorsque, après sa diffusion sur les ondes de la Radiodiffusion nationale tchadienne (RNT), les auditeurs vécurent en "live" le courroux du premier ministre qui avait débarqué en studio pour prendre rudement à parti le speaker chargé de la traduction en sara parce que ce dernier avait prit la parole avant son collègue chargé de la traduction en arabe, alors qu’il était de coutume que la traduction arabe passe avant celle en sara, à partir de ce moment là le reflexe et l’instinct communautaires des N’Djaménois avait été mis en branle.
Le chef de l’Etat Malloum avait récusé ce discours. Pour lui et pour ses proches, il avait des allures de politique générale, domaine réservé au chef de l’Etat par la Charte fondamentale – la constitution provisoire du Tchad issue de l’accord entre les FAN d’Hissein Habré et l’Etat tchadien signé à Khartoum au Soudan – et non au premier ministre. Habré, quant à lui, se défendait en s’appuyant sur cette même Charte – manifestement ambiguë – qui donnait également au premier ministre le droit de concevoir et de conduire l’action du gouvernement. Il prétendait ne rien demander d’autre que l’application de cette Charte et fit organiser, à l’aide de tracts anonymes, des grèves. Les deux chefs de l'exécutif tchadien ne communiquaient plus et se boudaient mutuellement. La tension au sommet de l’Etat avait contaminé les ministères, l’armée puis la population. L’administration était bloquée, les N’Djaménois se découvraient subitement leurs camps : « sudistes » du président Malloum contre « nordistes » du premier ministre Habré. En cachette, les leaders de ces camps se préparaient à la guerre. Tous les moyens étaient bons pour éliminer l’adversaire politique devenu ennemi. Il fallait préparer les troupes au combat en leur servant un discours de haine à coloration régionaliste, religieuse et tribaliste contre l’autre camp. Des blindés de l’armée et de la gendarmerie avaient été déplacés vers la capitale. Des armes avaient été distribuées. Il fallait se préparer à toutes les éventualités lorsque l’étincelle qui allait provoquer l’incendie apparaitra. Elle était en effet apparue en ce matin du 12 février 1979 sous la forme d’une bagarre entre des élèves du camp de Habré qui demandaient à leurs camarades de respecter l’ordre de grève en faveur de l’application de la Charte et des élèves de l'autre camp qui désiraient suivre les cours.
Dans les jours qui suivent, N’Djaména s’était scindé en quartiers « nordistes » et « sudistes ». La haine communautaire avait conquit les cœurs. Ceux qui appartiennent à l’autre camp sont bons à abattre, simplement parce qu’ils ont le malheur d’appartenir au mauvais camp et de se retrouver dans le mauvais quartier au mauvais moment. D’innombrables cadavres jonchaient le sol. On apprit aussi qu’à Abéché, à Moundou, à Doba et à Sarh d’ignobles règlements de compte avaient eu lieu. En ce mois de février et de mars 1979, la bêtise humaine était la chose la mieux partagée au Tchad. Mais a-t-on seulement tiré les conséquences de cette mémoire collective tchadienne blessée ?
Rodrigue Naortangar.